Les délices de Tokyo – Durian Sukegawa

sukegawa tokyo

An, 2013. Traduit du Japonais par Myriam Dartois-Ako. Albin Michel, février 2016.

Ma chronique :

Le 8 février j’ai vu au ciné un très joli film, sur les conseils de Kathel (merci !). Les Délices de Tokyo de Naomi Kawase, sélectionné à Cannes l’an dernier pour « Un certain Regard ». Doux et poétique, un parfum de dorayaki et de cerisiers en fleurs. Mais pas que. Autour des dorayaki (ces pâtisseries traditionnelles japonaises composées de deux pancakes fourrés d’une pâte de haricots rouges confits, « An »), trois personnages vont nouer de très forts liens d’amitié et de respect. Tokue, une dame de soixante-dix ans aux mains bizarrement déformées, qui réussit (grâce à la pâte exquise de haricots rouges confits dont elle a le secret) à se faire embaucher au Doraharu ; Sentarô, le gérant de cette échoppe qui vend des dorayaki et Wakana, une collégienne timide et réservée. Trois générations différentes, qui subissent chacune à leur manière une forme d’isolement social. Ensemble, c’est tout ; pour eux aussi. Partage, acceptation, transmission, vont alléger les fardeaux qui noient les espoirs.

Tokue, elle, a contracté la lèpre quand elle avait quatorze ans. La lèpre ! J’ai été choquée. Qu’au milieu du vingtième siècle au Japon on l’attrape encore (j’ai vu des ossements de lépreux dans les catacombes de Paris, mais jusqu’ici j’associais bêtement cette maladie au Moyen-âge ou à l’heure actuelle à des zones de profonde insalubrité et misère), mais surtout que ceux atteints de cette maladie (maintenant on parle de la maladie de Hansen) aient été enfermés à vie dans des sanatoriums. A vie et même à mort, car leurs dépouilles non plus ne sortaient jamais de l’enceinte d’isolement.

Mais ce n’est pas tout : en rentrant chez moi j’ai fouillé sur le net et entre autre, j’ai trouvé un article daté du 8 avril 1996 dans Libération :

« Cinquante ans après la découverte aux Etats-Unis d’un médicament reconnu efficace pour le traitement de la lèpre, les malades japonais viennent à peine de retrouver leur entière liberté de mouvement. Le Parlement a voté la semaine dernière l’abrogation de la loi de 1953 sur la prévention de la lèpre, stipulant l’internement obligatoire des malades ».

Oui vous avez bien lu : même guéris, ils n’ont pas eu le droit de sortir des sanatoriums avant 1996 ! C’était hier. Lépreux un jour, lépreux toujours.

Ca laisse sans voix.

Le film reste un peu court sur tout ça finalement, peut-être pour ne pas trop plomber l’ambiance, aussi j’ai cherché sur la toile d’autres références de romans, mais sans succès (pour le moment !). Par contre j’ai découvert que Les Délices de Tokyo était l’adaptation du roman éponyme de Durian Sukegawa, qui vient tout juste d’être publié en France chez Albin Michel ! Le coup de chance. Ni une ni deux, j’ai foncé chez mon libraire, espérant que le roman soit plus étoffé que le film sur le sujet… Et je n’ai pas été déçue.

Pour la première partie, le film suit tout à fait le roman. Mais ensuite dans le livre, on en apprend beaucoup sur Tokue, d’où elle vient, sa famille, sa vie au sanatorium de Tenshôen. Sentarô et Wakana, embourbés dans des quotidiens et des passés lourds, vont apprendre beaucoup de la vieille femme, qui leur transmet bien plus que la cuisine. Les Délices de Tokyo est finalement un roman initiatique, mais qui ne sermonne jamais.

Seul bémol, je n’ai pas super accroché à l’écriture, en tous cas dans le premier tiers. Après, soit je m’y suis habituée, soit ça allait mieux. Mais il faut dire que ce n’est pas forcément facile de réussir sans lourdeur à faire vivre des hésitations et des silences.

Moi par contre, c’est sans hésitation que je vous conseille de découvrir ce livre (et le film !), un bel élan de vie, de courage et de tendresse, et un touchant hommage à ces anciens lépreux, oubliés des sanatoriums.

Extraits :

De la pâte de haricots confits encore tiède entre deux petits pancakes joufflus fraîchement cuits. Pour les amateurs, c’est un instant divin.

En avançant le long de la haie, Sentarô laissa le bout de ses doigts frôler les feuilles de houx bien fournies. Ca picotait douloureusement. Cette douleur lui parût plus dérangeante que les barreaux derrière lesquels il avait séjourné.

Sentarô rejoignit à grand pas le lieu où les cerisiers s’alignaient. C’était comme une fosse lumineuse, encerclée d’arbres en fleurs. Sentarô pénétra à l’intérieur et regarda autour de lui, fasciné par chacun des cerisiers. Les émotions silencieusement endormies dans les arbres en jaillissaient une fois par an, telle l’explosion de joie, et c’était maintenant, il le sentit.

Sentarô eut l’impression que le temps, le vent et le ciel, tout ce qui était invisible s’était soudain rassemblé en une masse de la taille d’un poing qui l’avait frappé en pleine poitrine.

J’ai eu l’impression que la lune s’adressait à moi dans un murmure.
Je voulais que tu me voies.
C’est pour cela que je brille.
Dès lors, tout m’est apparu sous un nouveau jour. Sans moi, cette pleine lune n’existait pas. Les arbres non plus. Ni le vent. Sans le regard que j’étais, toutes les choses que je voyais disparaitraient.
[…]
Nous sommes nés pour regarder ce monde, pour l’écouter. C’est tout ce qu’il demande. Et donc, même si je ne pouvais pas devenir professeure, ni travailler, ma venue au monde avait un sens.

L’auteur :

Né à Tokyo en 1962, Durian Sukegawa est poète, écrivain et clown, diplômé de philosophie et de l’École de pâtisserie du Japon. Après une carrière de scénariste, il fonde en 1990 la Société des poètes qui hurlent, dont les performances alliant lecture de poèmes et musique punk défraient la chronique. De 1995 à 2000, il anime sur les ondes d’une radio nationale une émission nocturne plébiscitée par les collégiens et les lycéens. Il est l’auteur de nombreux romans et essais. Les délices de Tokyo est son premier livre traduit en français.

  10 comments for “Les délices de Tokyo – Durian Sukegawa

  1. 23 février 2016 à 9 h 51 min

    Oh, je suis contente que tu aies aimé le film… En guise de prolongement, j’ai mangé des dorayakis, alors que tu lisais le roman ! (je vais passer pour une gourmande !). Et maintenant, j’ai envie d’un voyage au Japon. Pas tout à fait un projet en l’air, ce sera peut-être pour 2017 !

    Aimé par 1 personne

    • 28 février 2016 à 13 h 52 min

      Vive la gourmandise ! Et génial projet de voyage, vivement 2017 alors ^^ Quelques lectures japonaises en perspective, j’imagine ? 🙂

      J’aime

  2. 23 février 2016 à 12 h 25 min

    A découvrir ! jolie note qui donne envie. passe une belle journée 🙂

    Aimé par 1 personne

  3. 28 février 2016 à 16 h 11 min

    Je viens de poster mon propre billet sur ce roman qui, malgré un début difficile, m’a bien plu.

    Aimé par 1 personne

    • 28 février 2016 à 19 h 50 min

      Merci, je viens d’aller le lire : un très joli billet 🙂 Je t’ai d’ailleurs laissé un commentaire, en tous cas j’ai essayé, vu qu’il n’apparaît pas, soit il est en attente de publication, soit j’ai bugué :p

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  4. 23 novembre 2021 à 2 h 53 min

    Le fameux roman japonais dont tu parlais… Il a l’air très bien. Et il se trouve en poche. Prochaine virée à la bouquinerie, je mets la main dessus!

    Aimé par 1 personne

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