Le Magicien – Colm Toibin

The Magician, 2021. Traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson. Éditions Grasset, août 2022 ; 608 p.

Mon avis (Rentrée littéraire automne, 5) :

Cela fait très longtemps que Colm Toibin est un de mes écrivains préférés. Je l’adore et je l’admire. Un de ces quatre, il faudra que je lui dédie une fiche auteur sur le blog, histoire d’en parler un peu. C’est un auteur éclectique à la prose fluide, et toujours la profondeur se niche entre ses mots, toujours il interroge l’humanité dans ses nuances. Avant Le Magicien, il avait déjà fait une brillante incursion dans le roman biographique avec Le Maître, sur les dernières années de la vie de Henry James. Je vous en conseille vivement la lecture.

Le Magicien, donc. Roman biographique sur l’illustre écrivain allemand que fut Thomas Mann, né en 1875 et mort dans le milieu des années 1950, Prix Nobel de littérature en 1929 avec La montagne magique, exilé en Suisse puis aux États-Unis dès 1933. Je ne l’ai pour ma part encore jamais lu, et à part les grandes lignes de sa vie entrées dans la culture générale, je ne connaissais rien de lui avant d’ouvrir ce livre.

Le Magicien a été un coup de cœur. Non pas que j’aie tout aimé dans ce roman ambitieux, mais il m’a emportée et je me suis sentie presque kidnappée par cette lecture, par cette famille. Le Magicien est un livre marquant, qui plaira autant aux béotiens (comme moi) par sa facilité d’accès et son ton résolument romanesque, qu’aux adeptes et aux connaisseurs de Thomas Mann, vu la bibliographie phénoménale en fin d’ouvrage. Il aborde ici sa vie par l’intime, et par sa famille. Il y a des moments étonnants où Thomas qui raconte ne semble être qu’un fantôme dans sa propre maison, tandis que Katia sa femme a une présence phénoménale, et ses enfants, les six, sont eux aussi résolument vivants et même flamboyants pour Erika et Klaus, les deux aînés.

J’ai pris tout un tas de notes pendant ma lecture. Voyons un peu. Thomas Mann est issu de la bourgeoisie de Lübeck, au nord de l’Allemagne. Sa mère était d’origine brésilienne, et son père un sénateur et patron d’une industrie familiale, je ne sais plus dans quelle branche. A sa mort en 1891 – Thomas à quinze ans, le père « fait un testament tout pourri » (dixit mes notes, bravo) au non-profit de sa femme et ses enfants, et l’usine est vendue. C’est amusant, cette réflexion que le jeune Thomas a alors : « La famille allait être déracinée de Lübeck. Où qu’il aille, il ne serait plus jamais quelqu’un d’important ». Thomas Mann n’était donc pas doué de prophétie. Mauvais aussi à l’école, il effectue ensuite un travail de bureau en dilettante, puis suit son frère en Italie et se pique de poésie. Et bim, dans le début de sa vingtaine, il écrit un roman d’ampleur inspiré par sa famille, qui connaît immédiatement le succès.

Thomas Mann n’est pas vraiment quelqu’un de sympathique, mais au début du roman cela saute tellement aux yeux que ma lecture s’en est trouvée un peu laborieuse. C’est lorsqu’il rencontre sa future femme et son frère jumeau, Katia et Klaus Pringsheim, que j’ai été irrémédiablement kidnappée par ce livre. Je l’ai terminé depuis quelque temps, et c’est comme si je n’en étais pas encore sortie. Parfois je me dis, vite, chic, ah, reprenons cette lecture ! Et là, bouh, je réalise que non, j’ai déjà terminé le livre.

Rassurez-vous, je ne vais pas résumer les six-cents et quelques pages du Magicien (c’est un surnom affectueux que lui ont un jour donné ses enfants, et qui lui est resté). Je vais « simplement » mettre en avant les points qui m’ont le plus intéressée. Le premier qui me vient en tête : voir la première guerre mondiale, l’entre-deux guerres puis la montée du nazisme par les yeux de Thomas Mann, de sa famille et de l’Allemagne en général. Également ses années d’exil, comment était le monde à cette époque-là. J’ai été enthousiasmée par la genèse des œuvres de Thomas Mann, comment Colm Toibin les raconte. Leur imbrication dans son quotidien et dans l’histoire de sa famille, dans ses voyages et ses rencontres, leur construction petit à petit et les soudaines fulgurances. C’est absolument fascinant. J’imagine qu’un habitué de son œuvre doit sautiller de joie régulièrement en lisant ces pages, devant tel ou tel détail ou échange, qui révèle un hommage touchant à chaque texte en particulier.

J’ai aimé l’importance dans le livre de Katia, sa femme, flamme brillante et inébranlable, qui relisait ses manuscrits et avec laquelle il échangeait intensément. Seuls son œuvre et sa famille importent à Thomas Mann. Et quelle famille ! Le Magicien m’a donné envie de découvrir certains de ses romans ou nouvelles, mais surtout, peut-être, de lire l’autobiographie du fils de Thomas, Klaus Mann : Le tournant, ou encore la correspondance entre Klaus et Stefan Zweig.

Colm Toibin est gay et ne s’en cache pas, et même si c’est rarement au cœur de ses romans – sauf, pour ceux que j’ai lu, dans Le bateau-phare de Blackwater –, déjà dans Le maître il interrogeait les coulisses du désir et des sentiments chez Henry James. Dans Le magicien aussi, et c’est comme s’il permettait ainsi à Thomas Mann de se réapproprier certains épisodes de sa vie et de communiquer à la postérité des noms et des passions auto-censurés de son vivant.

Est-il encore besoin de préciser que ce livre est passionnant, magistral, et qu’il a été un coup de cœur ? – même si comme je l’ai précisé, tout ne m’a pas plu et que je lui ai trouvé quelques longueurs parfois dans les atermoiements politiques ou autres de Thomas Mann. Lisez-le ! C’est important aujourd’hui de voir de l’intérieur comment un monde peut finalement se disloquer rapidement et disparaître, tandis que certaines phalanges extrémistes jouent des peurs et des aliénations pour prendre le pouvoir sur tous les pans d’une société et sur les âmes.

Je terminerai ce billet en saluant une nouvelle fois le génie de Colm Toibin. Pour moi, c’est lui le Magicien ♥ Les douze romans de la belle pile de mes livres (oui, j’en suis fière) sur ma photo d’illustration (il ne me reste qu’Histoire de la nuit à découvrir) ont tous été, depuis 1997, traduits par Anna Gibson (merci à elle !). C’est bien de Colm Toibin, de susciter ce genre de fidélité inébranlable ♥

« Ne pas noter dans son journal le message transmis par l’énergie secrète d’un regard, aurait été impensable. Il voulait rendre solide ce qui avait été si fugace. Il ne connaissait pas d’autre façon pour cela que de l’écrire. Aurait-il dû le laisser passer, laisser se dissoudre sans aucune trace ce qui faisait l’histoire de sa vie ? »

  15 comments for “Le Magicien – Colm Toibin

  1. 30 novembre 2022 à 7 h 14 min

    Si toi aussi tu es conquise, il va bien falloir que je découvre au moins l’auteur…!

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    • 17 décembre 2022 à 13 h 19 min

      Oh mon dieu oui, il faut absolument que tu découvres cet auteur !!! (là je cherche l’émoji pour moi en train d’hyper-ventiler à cause de l’émotion 😀)
      Le maître, La bruyère incendiée, Désormais notre exil, ou plus récemment Brooklyn, ont aussi été des coups de coeur (ne pas se fier à l’aura gentillette que laisse supposer de loin l’adaptation au ciné de ce dernier : le roman est profond et la fin m’a bouleversée, mais d’une force)
      Colm Toibin creuse dans les coeurs, dans les personnalités, dans ce qui nous fait, dans les chemins que prennent nos vies, et toujours avec une écriture fluide. Il s’attaque avec autant de talent à tous les sujets, franchement. Il a aussi interrogé les mythes et celui de la mère en particulier, avec Le testament et Marie et Maison des rumeurs, et il a même écrit sur sa mère : sa « Nora Webster », c’est elle.

      Franchement, tout est top.
      J’ai chroniqué plusieurs de ses livres sur le blog, ils sont là : https://lettresdirlandeetdailleurs.wordpress.com/?s=colm+toibin+anna+gibson

      D’autres non, et d’ailleurs je ne vais pas tarder à relire Le bateau-phare de Blackwater, pour pouvoir écrire un billet dessus 😊

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      • 18 décembre 2022 à 8 h 50 min

        Après avoir lu tes chroniques, je crois que c’est Maison des rumeurs qui me tente le plus. Le maître m’intrigue beaucoup aussi mais je vais commencer par lire Henry James avant toute chose… 😉
        Tu parles de Colm Toibin avec tellement d’emphase que ton enthousiasme est communicatif ! Merci pour tous ces titres et ces belles découvertes en perspective.

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  2. Doudou Matous
    30 novembre 2022 à 9 h 15 min

    Merci pour cette découverte. Je suis ensevelie sous ma PAL mais je garde le titre en tête pour des jours meilleurs (et une PAL de taille raisonnable)

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  3. 30 novembre 2022 à 10 h 22 min

    J’ai déjà lu l’auteur et aimé, surtout Brooklyn, Le bateau-phare de Blackwater et Nora Webster, je le relirais volontiers, mais avec un roman biographique de 600 pages, je ne suis pas sûre… M’en conseillerais-tu un autre ?

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  4. 30 novembre 2022 à 14 h 26 min

    J’étais déjà surpris de ne pas trouver chez toi un avis sur ce livre (monumental – par sa taille et par son sujet)…. en effet, cela se lit très facilement, avec parfois des sauts (temporel) rapide. Bien d’avoir surligné le « et quelle famille » … elle a en effet laissé des traces dans la littérature allemande !

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    • 17 décembre 2022 à 13 h 29 min

      je suis bien d’accord avec toi, il était plus que temps que ce livre admirable trouve sa place ici !
      Au sujet de sa famille, d ‘ailleurs, quel titre me conseilles-tu pour aborder Klaus Mann ? Je pensais au Tournant ou à sa correspondance, comme je l’ai dit, mais peut-être devrais-je lire autre chose ?

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      • 18 décembre 2022 à 14 h 08 min

        Tournant était pas mal…. je ne sais s’il a « vieilli » depuis que je l’ai lu (c’était dans la fin des années 70), mais à l’époque il m’avait impressionné.

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