Ne dis rien. Meurtre et mémoire en Irlande du Nord – Patrick Radden Keefe

SAY NOTHING. A true story of murder and memory in Northern Ireland, 2019. Traduit par Claire-Marie Clévy. Éditions Belfond, 2020 ; 430 p.

Mon avis :

Ne dis rien est un document au contenu extraordinaire, et qui plus est, écrit de façon fluide, précise et très agréable à lire.

Partant de l’enlèvement et de la disparition en 1972 à Belfast – l’année la plus meurtrière des « Troubles » – de Jean McConville, une veuve de 38 ans et mère de dix enfants, Patrick Radden Keefe nous offre ici le meilleur du journalisme d’investigation. Ne dis rien, c’est quatre années de recherche et d’écriture, sept voyages en Irlande du Nord et des entretiens avec plus d’une centaine de personnes. « Cet ouvrage n’est pas un livre d’histoire, mais de journalisme narratif. Aucun dialogue ni détail n’a été inventé ni imaginé ; lorsque je décris les pensées des protagonistes, c’est qu’ils me les ont rapportées, ou les ont confiées à d’autres personnes. ».

Habilement et sans que nous ne perdions jamais le fil – ni pied –, Patrick Radden Keefe va retracer les grandes lignes de l’histoire de l’Irlande et du conflit nord-irlandais. Surnommé « Troubles » – alors que ce fut une guerre sanglante -, il débute en 1969 (mais prend racine bien avant) et se termine officiellement en 1998, avec l’accord du Vendredi Saint.

En entremêlant au fil rouge de l’enquête sur Jean McConville, les voix de Dolours Price (c’est elle sur la couverture), Brendan Hughes et Gerry Adams, tous les trois républicains, l’auteur a construit un livre aussi fort que passionnant.  Dolours Price et Brendan Hughes sont des combattants de l’IRA provisoire de la première heure et Gerry Adams quant à lui – en niant aujourd’hui toute implication dans l’IRA – fut un de ses chefs, et plus tard dirigeant du Sinn Féin, son bras politique.

En janvier 1969, de Belfast à Derry, a lieu une marche pour les droits civiques.

Henry VIII et les Tudors au XVIème siècle ont parachevé l’assujettissement total de l’Irlande à l’Angleterre. Puis au fil du XVIIème siècle, des protestants venus d’Ecosse et du nord de l’Angleterre instaurent un système de colonies, réduisant les autochtones à un rôle de métayers et de vassaux sur leurs propres terres. L’insurrection de Pâques 1916 et la prise de la Poste de Dublin vont déboucher sur une guerre d’indépendance, qui s’achèvera en 1921 par une partition de l’île : au sud, 26 comtés, c’est l’Etat libre d’Irlande (aujourd‘hui la République d’Irlande), au nord, 6 comtés restent sous contrôle britannique ; c’est l’Irlande du Nord (que les Républicains appellent le nord de l’Irlande), où les catholiques ne restent plus ou moins que des citoyens de seconde zone.

Marche pour les droits civiques des catholiques, donc, inspirée de celles des États-Unis. Dolours Price y participe avec sa sœur Marian. Elle a dix-huit ans. Elle est issue d’une famille républicaine – une de ses tantes a eu les mains arrachées et a perdu la vue en fabriquant une bombe quand elle était jeune), mais Dolours adhère à une certaine vision du socialisme qui pense que l’IRA traditionnelle a échoué, il y a une autre solution, qui est d’unir les deux classes ouvrières (catholique et protestante) dans une Irlande unie. Cette marche du 1er janvier 1969 est pacifique. « Les étudiants pensaient que même les injustices les plus enracinées pouvaient se combattre de façon pacifique : on était en 1969 et, dans le monde entier, les jeunes semblaient donner le ton ». Mais au bout de quatre jours de marche, ils se font violemment tabasser par des contre-manifestants. Et les soeurs Price se radicalisent.

« Lorsque les Troubles éclatèrent, l’IRA était pratiquement moribonde ». Son surnom : I Ran Away. Mais au début des années 1970, on voit apparaitre une frange dissidente : l’IRA provisoire, ouvertement tournée vers la résistance armée (ils sont surnommés Provos). L’ancienne IRA prend alors le nom d’IRA officielle (surnommés Stickies – car ils ne faisaient que coller des affichettes).

Et c’est là que je réalise que ma chronique va faire au moins dix-huit pages. Je ne vois pas comment, sinon, je pourrais vous en partager le quart du début d’un huitième du contenu. Mon fils vient de me dire : tu as une solution, Ne dis rien. Hahaha. Ou comment écrire ma chronique la plus courte : « si le sujet vous intéresse, lisez ce livre ab-so-lu-ment. ».

Un titre lourd de sens, aussi. Ne dis rien. L’IRA étant une organisation illégale, il y avait une obsession du secret. Mais aussi : « depuis des siècles, les informateurs étaient considérés comme la pire espèce de traitres en Irlande. Collaborer avec les Britanniques faisait de vous un paria. ». « Les Troubles avaient engendré une culture du silence ». Puis après l’accord du Vendredi Saint, le silence reste d’or. En Afrique du Sud a été mis en place une démarche du type : parle et dis la vérité, tu auras l’immunité. Mais un vainqueur évident avait émergé de l’Apartheid, alors que les Troubles ont abouti à une sorte d’impasse. C’est là que le Projet Belfast prend sa place à l’université de Boston : recueillir des témoignages, pour établir « une étude de la phénoménologie de la violence sectaire », pour faire réfléchir les générations futures.   

Dans Ne dis rien, on va suivre le Bloody Sunday, les procès, les emprisonnements, les grèves de la faim – Bobby Sands en est mort, Dolours Price et Brendan Hughes en ont gardé de très lourdes séquelles. J’ai d’ailleurs appris que les grèves de la faim sont une « […] longue tradition de résistance irlandaise. Depuis le Moyen-Âge, les habitants de l’île se servaient du jeûne pour exprimer leur désaccord ou leur désapprobation. C’était une arme d’agression passive par excellence. ». Les différentes factions, les agents infiltrés (l’armée a essayé d’infiltrer les groupes paramilitaires loyalistes et républicains), le projet Belfast. Je connaissais pas mal de choses sur la période, mais j’en ai appris dix, vingt, peut-être cent fois plus. On va suivre l’évolution des attentats vers les pertes humaines, vers la politisation du conflit, puis la paix, puis les années ensuite.

J’ai trouvé que Patrick Radden Keefe nous offrait un point de vue sans manichéisme. Des personnages qui évoluent, des idéaux et de larges zones d’ombre. Et toujours le fil rouge de Jean McConville, qui a l’habileté de nous ramener à un élément humain et ambigu dans ce conflit. Elle était protestante, mariée à un catholique. Logée dans Divis Flat, un complexe de tours modernes pour les catholiques de Belfast – j’ai tellement pensé au Brewster Project, construit pour les Noirs de Détroit ! (Là où nous dansions de Judith Perrignon). Accusée d’être une moucharde. Les disparitions forcées, très utilisées en Amérique du Sud et classées comme crime contre l’humanité, sont un enfer d’incertitude pour les proches. Je retiens le calvaire des enfants McConville, placés en institution.

Maintenant, je veux relire Mon traitre de Sorj Chalandon (on parle brièvement de Donaldson dans Ne dis rien), je veux lire une bio de Bobby Sands et Voices from the Grave, une retranscription du témoignage de Brendan Hughes pour le Projet Belfast. J’ai été très touchée par les parcours de Dolours Price et Brendan Hughes.

Ne dis rien a été un immense coup de cœur. Une enquête construite avec talent, un livre écrit au plus près de l’humain, si le sujet vous intéresse, c’est à découvrir absolument. Et j’ai l’impression d’avoir raté la moitié de ce que j’aurais dû vous en dire !

« [Avril 1998] Enfin, le vendredi saint, les négociateurs émergèrent des lieux pour annoncer qu’ils étaient parvenus à un accord qui satisfaisait toutes les parties – un plan d’action pour mettre fin au conflit qui durait depuis tente ans. L’Irlande du Nord restait intégrée au Royaume-Uni, mais disposait de sa propre assemblée et de liens forts avec la République d’Irlande. L’accord reconnaissait que la majorité des habitants de l’île souhaitaient l’unification de l’Irlande – mais aussi que la plupart des habitants des six comtés préféraient rester au sein du Royaume-Uni. La clé de voûte du traité résidait dans le principe de « consentement » : si, à un moment donné, la majorité des habitants d’Irlande du Nord voulaient rejoindre la République, les gouvernements du Royaume-Uni et de l’Irlande seraient dans l' »obligation formelle » d’honorer ce choix » : Quelles conséquences avec le Brexit ?

Je remercie Fabienne du blog Livr’escapades pour cette enthousiasmante lecture commune. Nos partages et pipelettages ont été pour moi salutaires dans la compréhension de ce livre et ont décuplé mon bonheur de lecture.

  13 comments for “Ne dis rien. Meurtre et mémoire en Irlande du Nord – Patrick Radden Keefe

  1. 12 mars 2021 à 19 h 07 min

    Merci à toi pour cette belle aventure! Et à très vite pour une autre 🙂

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  2. 12 mars 2021 à 20 h 05 min

    Passionnant..
    Merci Hélène pour ce partage.

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  3. 14 mars 2021 à 10 h 57 min

    Tu donnes vraiment envie de lire ce livre ! Je note illico.

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  4. 16 mars 2021 à 13 h 40 min

    C’est vrai que tu donnes envie de le lire. Le billet d’Electra m’avait déjà tenté. Alors là, je n’ai plus trop le choix! D’autant plus qu’il s’agit d’une époque/lieu dont je ne sais rien.
    Quand au Judith Perrignon, il m’attend sagement!

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    • 17 mars 2021 à 8 h 51 min

      J’avais raté le billet d’Electra ! Qui donne effectivement formidablement envie de découvrir ce livre 😍 Entre son ponton évacué à Londres et sa rencontre avec Gerry Adams, c’est quelque chose (les commentaires sont fermés, elle a échappé à 20 lignes de pipielettage au moins 😅).
      Je ne peux que te le conseiller, et si tu n’y connais rien tu verras tu ne te perdras pas.

      Les faibles et les forts m’attend également tranquillement 😊

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  5. 14 avril 2021 à 8 h 49 min

    Un sujet effectivement très intéressant ! Merci pour ce coup de coeur. 😉

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    • 15 avril 2021 à 12 h 27 min

      Avec plaisir ! Merci à toi ♥
      Un sujet qui plus est encore d’actualité, avec les échauffourées qui se multiplient en Irlande du Nord à cause du Brexit…

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