Ici n’est plus ici – Tommy Orange

There, There, 2018. Traduit par Stéphane Roques. Éditions Albin Michel, août 2019 ; 352 p.

Ma chronique (Rentrée automne, 7) :

« Nous amener en ville devait être la nécessaire étape de notre assimilation, l’absorption, l’effacement, l’achèvement de cinq-cents ans de campagne génocidaire. Mais la ville nous a renouvelés, et nous nous la sommes appropriée. »

Cela fait plusieurs semaines que j’ai terminé ce formidable premier roman de Tommy Orange. Impossible à résumer, pas facile d’en parler. Un livre d’une puissance dingue. C’est quoi, être Indien, aujourd’hui ?

Ici n’est plus ici a pour cadre essentiel la ville d’Oakland, dans la baie de San Francisco. C’est un roman choral porté par une douzaine de personnages. Abîmés, en quête d’identité, chacun avec son histoire.

Il y a Tony, atteint d’un syndrome d’alcoolisation fœtale aux lourdes séquelles. Il deale. « Tout le monde va dire que c’est une histoire d’argent. Mais merde, qui n’en veut pas, de l’argent ? »

Dene, lui, n’a pas l’air d’un autochtone. « Il est, de façon ambiguë un non-blanc ». En mémoire de son oncle, il se lance dans un projet de recueil de témoignages d’Indiens venus vivre à Oakland. « On ne l’a pas, le temps, mon neveu. C’est le temps qui nous a. Il nous tient dans son bec comme le hibou tient un rat des champs. On frissonne. On se débat pour qu’il nous relâche, et lui nous picore les yeux et les intestins pour se nourrir, et on meurt de la même mort qu’un rat des champs. »

Opale, dont le nom complet est Opale Viola Victoria Bear Shield. « Pourquoi on porte ce genre de noms ? j’ai demandé. – Ce sont de vieux noms indiens. On avait nos propres baptêmes avant que les Blancs ne viennent imposer tous les noms de pères pour que le pouvoir reste aux mains des hommes. ». Enfants, Opale et sa sœur ont passé des semaines à Alcatraz avec leur mère. Les années 70, la cause indienne.

Edwin, accro à Internet et titulaire d’un master de littérature comparée dans le domaine de la littérature des Indiens d’Amérique. Sa mère est blanche et il ne sait pas de quelle tribu, de quelle nation indienne est son père. « Quelle que soit la façon dont j’imagine pouvoir dire que je suis autochtone, ça sonne faux. »

Et puis il y a Bill, Calvin, Jacquie, Orvil ; Octavio, Daniel, Blue, Thomas.

Au départ, on pourrait presque croire à des nouvelles, mais à mesure de la lecture on découvre des liens entre chacun des personnages, et très vite on les devine tous en train de converger vers le Grand Pow-Wow d’Oakland. « Nous avons organisé des pow-wows parce que nous avions besoin d’un lieu de rassemblement. Un endroit où cultiver un lien entre tribus, un lien ancien, qui nous permet de gagner un peu d’argent et qui nous donne un but, l’élaboration de nos tenues, nos chants, nos danses, nos musiques. Nous continuons à faire des pow-wows parce qu’il n’y a pas tant de lieux que cela où nous puissions nous rassembler, nous voir et nous écouter. »

Les personnages sont nombreux mais tous vraiment intéressants à leur manière, faillibles, complexes, touchants – sauf peut-être certaines voix de la bande d’Octavio, que j’ai trouvé trop nombreuses, en proportion (j’ai même envie de dire qu’on aurait pu se passer de l’histoire du braquage… mais bon). Sinon, tout m’a enthousiasmé. La construction ambitieuse et maîtrisée, l’écriture affûtée et digne, pleine de fureur et de poésie. Ici n’est plus ici est un roman qui ouvre sur plus vaste que lui. L’alchimie des mots et des gens transporte le lecteur au-delà ; avant, dedans, maintenant, après. Cette lecture m’a proprement retournée.

J’aimerais un livre rien que pour Orvil et sa famille. Je les ai adorés.

« La plaie ouverte par les Blancs quand ils sont arrivés et ont pris ce qu’ils ont pris ne s’est jamais refermée. Une plaie non soignée s’infecte. […]. Non que nous soyons brisés. Et ne faites pas l’erreur de nous trouver résistants. Ne pas avoir été détruits, ne pas avoir abandonné, avoir survécu, n’a rien d’un titre honorifique. Diriez-vous de la victime d’une tentative de meurtre qu’elle est résistante ? »

  19 comments for “Ici n’est plus ici – Tommy Orange

  1. 29 novembre 2019 à 10 h 38 min

    Il m’intrigue fortement mais je ne le lirai pas tout de suite. Je l’ai bcp trop vu passer et comme souvent dans ce cas là malheureusement, mon envie disparaît. Et chapeau d’avoir réussi à écrire une si jolie chronique alors que tu as fini le livre il y a plusieurs semaines déjà!

    Aimé par 1 personne

    • 29 novembre 2019 à 12 h 14 min

      Merci Fabienne ! 🙂 Je te comprends parfaitement pour les livres trop vus partout. Cela me fait souvent la même chose. Cette année par exemple, je n’ai pas encore pu lire Grace de Paul Lynch. Ce sera pour l’année prochaine… Pour « Ici n’est plus ici » comme pour le dernier Jean-Paul Dubois, étonnamment cela ne m’a pas freinée ! Et tant mieux d’ailleurs, vu comme j’ai adoré les deux romans. Par contre c’est pour écrire ma chronique que j’ai eu du mal. Un peu la flemme de rajouter mon grain de sel aux milliers existants, haha. Mais comme c’est un de mes romans préférés de l’année, je voulais en garder une trace sur le blog, donc je me suis un peu fait violence 🙂

      Aimé par 1 personne

      • 29 novembre 2019 à 12 h 31 min

        Et tu as bien fait! Même si je te comprends parfaitement quant à la flemme de poster un énième avis sur un roman qui a déjà été commenté en long, en large et en travers 😉 Mais après, ça reste ton avis et tes impressions et si en plus c’est un coup de coeur, ç’aurait été vraiment dommage de faire l’impasse sur cet article. Belle journée et bon week-end 🙂

        Aimé par 1 personne

      • 3 décembre 2019 à 10 h 34 min

        C’est ce qui m’a décidée, effectivement, j’avais un ressenti vraiment personnel sur au moins un point, je me suis donc lancée 🙂 Merci Fabienne 😘

        Aimé par 1 personne

      • 29 novembre 2019 à 12 h 33 min

        PS. J’ai lu le dernier Dubois dans le cadre de « mon » cercle de lecture et j’ai bcp aimé aussi!

        Aimé par 1 personne

      • 30 novembre 2019 à 1 h 57 min

        Et tu as bien fait! Ce partage est apprécié!

        Aimé par 1 personne

      • 3 décembre 2019 à 10 h 39 min

        Merci infiniment ! 🤗

        J’aime

  2. 29 novembre 2019 à 20 h 59 min

    Je te remercie pour ton partage
    Je dois le lire prochainement. J’ai beaucoup aimé « Grâce », et aussi le Goncourt mais avec quelques réserves. Bon week-end, bises Hélène 🙏🙂

    Aimé par 1 personne

  3. 30 novembre 2019 à 1 h 56 min

    Je suis ravie! Danse de la joie! Tes mots rejoignent les miens. Nous sommes bel et bien d’accord que ce roman est «retournant». Pour un premier roman, c’est exceptionnel. J’ai hâte de voir s’il va arriver à faire mieux ou aussi bien avec la suite.

    Aimé par 1 personne

    • 3 décembre 2019 à 10 h 37 min

      Merci à toi ! Et oui, nous sommes bien d’accord, j’ai franchement hâte de découvrir la suite de son œuvre.

      J’aime

  4. 3 décembre 2019 à 22 h 54 min

    Il est dans ma liseuse. Je compte le lire car tout m’attire dans ce livre ! 🤗

    Aimé par 1 personne

  5. 2 février 2020 à 15 h 23 min

    j’ai beaucoup aimé ce roman avec comme toi une nette préférence pour Orvil et sa famille et quelques autres…
    désolée,pour le retard, je n’ai pas encore lu toutes les chroniques publiées durant mon hospitalisation je suis en train de mettre à jour et il y a du boulot 🙂

    J’aime

  6. 21 novembre 2021 à 10 h 01 min

    A l’inverse de toi (et de beaucoup de monde) je l’ai abandonné à la page 100 car je n’arrivais pas à entrer dedans et ne voyais pas où l’auteur me conduisait. J’ai su ensuite que tout se révélait justement après les 100 premières pages….. Mais j’ai une règle que j’applique à mes lectures : qu’à la page 100 plus rien ne m’empêche de continuer et là j’ai pas eu envie de poursuivre, j’étais trop loin, ailleurs mais pas dans ce qui m’était raconté…. Cela arrive, très rarement car je choisis de plus en plus mes lectures avec soin pour ne pas rencontrer ce genre de déconvenue 🙂

    Aimé par 1 personne

    • 26 novembre 2021 à 12 h 00 min

      Oh,mince ! J’ai été pour ma part happée direct. Une question d’émotion, peut-être. Je ne savais pas où on allait, mais cela n’avait aucune importance 🙂 Perso, si page 50 je n’accroche pas;, je laisse tomber sans remords (avant ce n’était pas le cas, je forçais plus longtemps) – parfois pour y revenir plus tard, si je sens que peut-être ce n’est juste pas le bon moment. Il n’y a qu’avec les irlandais que je me laisse jusqu’à la page 100 🙂
      Comme toi, j’ai moins souvent de déconvenues car je choisis plus aussi ! Et certains livres, je ne tente plus.

      Aimé par 1 personne

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :