Le pavillon des combattantes – Emma Donoghue

The pull of the stars, 2020. Traduit de l’Anglais (Irlande) par Valérie Bourgeois. Presses de la Cité, août 2021 ; 368 p.

Mon avis (Rentrée automne 2021, 2) :

Coup de coeur.

Le pavillon des combattantes est un livre incroyablement prenant. A plusieurs reprises, relevant le nez de ces pages après un passage qui m’avait happée, ce fut comme si je revenais soudain à moi et à la réalité autour, un brin interloquée de découvrir que quatre-vingts pages avaient été lues sans que je m’en aperçoive, agrippée à ce livre ouvert comme à un bastingage en mer agitée.

Ne vous laissez pas lasser par les 25 premières pages où on se retrouve en pleine pandémie mondiale et on se dit qu’on en a bien plus qu’assez avec celle de notre quotidien… Non, après ces vingt-cinq pages, on n’y pense plus vraiment. Emma Donoghue a commencé à écrire ce roman en octobre 2018, inspirée par le centenaire de la grippe « espagnole » (qui fit plus de morts que la Première Guerre Mondiale), mais alors qu’elle venait de remettre sa dernière version à son éditeur en mars 2020, l’épidémie de Covid-19 a déboulé dans nos vies.

Octobre 1918. Julia Power a trente ans, elle est infirmière. Sa cheffe malade, elle se voit confier la responsabilité du service des maladies infectieuses de la maternité de l’hôpital de Dublin. Dans les faits, « une petite salle perdue au milieu de ce monde malade et épuisé par la guerre ». Une petite salle avec trois lits pour des femmes enceintes atteintes de la grippe, où le premier matin du roman, Julia ne retrouve que deux de ses patientes sur les trois qu’elle a laissées la veille aux bons soins de l’infirmière de nuit. Ce matin-là, en vie – ou presque – il reste Ita Noonan, enceinte de son douzième enfant (sept seulement sont encore vivants), « usée jusqu’à l’os », très malade et délirante, et Delia Garrett, une protestante des beaux quartiers qui attend son troisième.

Le pavillon des combattantes nous plonge dans le quotidien harassant de cette petite unité, où Julia, aidée par Bridie Sweeney, une jeune volontaire, va oeuvrer avec un sang froid qui tient de l’héroïsme pour essayer de maintenir tout son petit monde en vie.

Ce roman est un hommage rude et poignant aux femmes, à leur courage et à leur résilience, à ces combattantes qui donnent la vie et à celles qui la sauvent. Celles qui survivent comme elles peuvent aux galères du quotidien, celles qui dépassent ce que la société avait prévu pour elles au départ.

Le pavillon des combattantes nous ouvre aussi les yeux sur le contexte si particulier du Dublin de 1918 : deux ans après l’insurrection de Pâques 1916, en pleine deuxième guerre mondiale avec des soldats engagés qui se font cracher dessus à leur retour par une partie de la population qui les estime des pions de l’Impérialisme britannique et traîtres à la Cause. Et là en plus, la grippe. La société est en pleine mutation : « Les femmes irlandaises, comme toutes les femmes du Royaume-Uni, obtiennent le droit de vote en 1918, à condition d’avoir plus de 30 ans et de posséder des propriétés ou d’avoir été à l’université, tandis que les hommes peuvent voter sans conditions dès 21 ans. » (wiki)

Et puis on prend en pleine pomme le contexte de l’Irlande tout court : le sort des filles-mères dans les institutions religieuses et celui tout aussi épouvantable dans les orphelinats catholiques. Et la société qui considère les femmes à peu près juste comme des utérus sur pattes. Page 240, j’ai été tellement abasourdie par ce que j’ai lu, j’ai hésité entre vomir, pleurer et mordre quelqu’un. Cette exploitation à but reproductif du corps féminin par les nations et l’Église est tellement… Y’a pas de mots.

Mais dans Le pavillon des combattantes, il n’y a pas que de l’abominable, bien au contraire. Il y a du courage, de la force, de l’intelligence, de l’empathie et des gens qui changent d’opinion sur les autres. Des gens qui découvrent que le monde qu’on leur vend n’est pas le seul, et qui en tiennent compte. Qui évoluent. On y croise aussi le docteur Kathleen Lynn, qui elle a vraiment existé, médecin, militante républicaine et suffragette.

L’écriture d’Emma Donoghue est vive et puissante (et la traduction de Valérie Bourgeois, au diapason). Le pavillon des combattantes est un roman humaniste passionnant, remarquable d’authenticité et de justesse. Il a quelque chose d’unique, comme un vent de tempête que l’on prend de face en bord d’océan. Le souffle coupé et les yeux qui pleurent, on ne s’était jamais senti aussi vivants, avant.

Nota Bene : Je signale tout de même que par moments le roman est aussi visuellement cru, sanguinolent et violent qu’une série médicale de qualité. Je n’aurais pas aimé, enceinte, lire ce livre.

« – Vous n’approuvez pas le droit de vote accordé aux femmes, monsieur Groyne ?
[…]
Mais vous ne payez pas l’impôt du sang. Pas comme nous autres. Est-il normal que vous ayez votre mot à dire dans les affaires du pays alors que vous n’êtes pas prêtes à donner votre vie pour le roi ?
[…]
Regardez autour de vous, monsieur Groyne. C’est ici que chaque nation prend sa première respiration. Les femmes payent l’impôt du sang depuis la nuit des temps. »

  9 comments for “Le pavillon des combattantes – Emma Donoghue

  1. 30 août 2021 à 22 h 24 min

    Merci beaucoup Hélène pour ce partage. Je vais lire ce livre.
    Bonne soirée..

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  2. 31 août 2021 à 13 h 13 min

    dans ma liste aussi! qui n’en finit pas de s’allonger 🙂

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  3. 3 septembre 2021 à 17 h 19 min

    J’ai deux livres que je veux lire absolument « Berlin Requiem » de Xavier-Marie Bonnot et celui-ci, surtout après avoir lu ta belle chronique. Merci Hélène, je te souhaite un beau weekend, bises bretonnes 🙂

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  4. 5 septembre 2021 à 21 h 52 min

    Il était dans ma mire depuis son avant parution. Si, en plus, tu en fais un coup de coeur! Room m’avait tant plu…

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  5. 14 octobre 2021 à 6 h 19 min

    J’avais été très frappée par Room, j’imagine que celui-ci est également très marquant. Merci pour ce partage ! ❤

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