Apeirogon – Colum McCann

Apeirogon, 2020. Traduit de l’anglais (Irlande) par Clément Baude. Éditions Belfond, août 2020 ; 512 p.

Mon avis (Rentrée automne 2020, 3) :

Coup de coeur et enthousiasme colossal pour cette lecture. L’apeirogon est une figure de géométrie possédant un nombre dénombrablement infini de côtés. Apeirogon raconte 1001 histoires, qui ne sont en fait qu’une seule histoire, à 1001 facettes.

Colum McCann nous plonge dans le conflit israélo-palestinien. Au coeur d’Apeirogon se trouvent deux fillettes, Abir et Smadar, leur assassinat, leurs pères devenus amis, Bassam Aramin et Rami Elhanan, qui mènent un combat commun pour la paix. Bassam est musulman palestinien. Rami est juif israélien. Abir a été abattue par un garde-frontière israélien à Jerusalem-Est en 2007, elle avait dix ans. Smadar a été tuée à quatorze ans à Jerusalem-Ouest par trois kamikazes palestiniens, en 1997.

Colum McCann a tissé leur histoire, leurs histoires et l’Histoire, dans ce roman qui n’en est pas un.

Comme ces chansons jeux de mots que l’on récitait enfants, trois petits chats, chapeau de paille paillasson, somnambule, Colum McCann passe de l’arme à la poudre à la Chine, du cadavre en pièce au fonctionnement du nerf optique, de la guerre de 1948 à David et Goliath, des souvenirs d’un homme au présent d’un autre, mais il y a toujours un lien. Intrication, fondu enchaîné. 1001 fragments contés qui se reflètent les uns dans les autres sans discontinuer, un lien de soi, de soie, de son, de sens, la pensée ricoche et semble s’éparpiller mais en fait elle ne dévie jamais. Colum McCann construit, tricote, raconte et recrée un ensemble, un tout qui entrecroise les destins, les gens, les pays, les généalogies, la géographie, les arts, les sciences, les inventions.

Apeirogon est une lecture souvent exigeante, par sa forme éclatée et son contenu parfois vraiment éprouvant. Ce n’est pas un livre qui se picore cinq minutes ici, huit minutes là, entre préparer le dîner et sortir le chien. J’ai eu besoin d’avoir la soirée devant moi ou une journée de repos pour m’y plonger. Apeirogon nécessite des pauses, mais c’est pour mieux y revenir, toujours. L’auteur crée également du lien vers son œuvre à lui. On croise le funambule Philippe Petit (Et que le monde poursuive sa course folle) ou les tunneliers du métro de New-York (Les saisons de la nuit).

Apeirogon est tel le minbar de Saladin (la chaire prodigieuse de la mosquée Al Aqsa), dont le « secret résidait en ce que ses milliers d’éléments n’étaient aucunement accrochés à une structure, mais harmonieusement intégrés ensemble ».

L’auteur ne nous cache rien. Il ne juge pas, il ne prend pas parti. Il énonce, raconte, décrit. Il développe. Il vient et revient sur le métier à tisser de la vie. Et le message est imparable : « Ca ne s’arrêtera pas tant que nous ne discuterons pas ». Pages 217 et 218, on apprend que l’un des kamikazes qui a tué Smadar en se faisant sauter était auparavant étudiant en graphisme. Il transformait du matériel de guerre récupéré – balles en caoutchouc, grenades lacrymogènes, cartouches – en cages à oiseaux, en carillons, en mangeoires. Un jour qu’il glanait du matériel d’émeutier à la fin d’une manifestation, il a été arrêté, accusé d’avoir jeté des pierres et jeté en prison pour quatre ans. Il s’y est radicalisé. Il s’est fait sauter. Smadar a été tuée. « Ca ne s’arrêtera pas tant que nous ne discuterons pas ».

J’ai appris un nombre considérable de choses, tant dans ce livre qu’en allant fouiller ensuite sur le net et dans les livres. Il y aurait tant à en dire. Apeirogon est à relire.

Je suis époustouflée par le talent de Colum McCann. Apeirogon est magistral. Ambitieux et totalement maîtrisé, inspiré et passionnant, poignant. J’applaudis au génie de l’auteur et je rends grâce à cet ouvrage qui, par son humilité d’envergure et sa neutralité engagée, est un véritable manifeste de paix et de fraternité.

Extraits :

« (Bassam) Ce qu’il haïssait, c’était le fait d’être occupé, l’humiliation que cela représentait, l’étouffement, la dégradation quotidienne, l’avilissement. […] Pas les Juifs. Pas Israël. »

« Ils lui dirent qu’il ressemblait un peu à Kevin Spacey en version arabe. Ne voyant pas de quoi ils parlaient, il loua le film et le regarda avec Salwa. Ils rirent à l’idée qu’il faisait partie des Usual suspects. La vie d’un Palestinien. Les petites ironies. »

« 271
Le meilleur Jihad est celui que l’on mène contre soi-même. »

« 169
Le coeur en plutonium de la bombe sur Nagasaki avait la taille d’une pierre qu’on peut lancer.
170
Et on pense que les mythes sont incroyables. »

« Bassam et Rami en vinrent à comprendre qu’ils se serviraient de la force de leur chagrin comme d’une arme. »

« La balle qui tua Abir parcourut l’air sur quinze mètres avant de percuter l’arrière de sa tête, broyant les os du crâne comme ceux d’un petit ortolan.
Elle était allée à l’épicerie acheter des bonbons. »

  23 comments for “Apeirogon – Colum McCann

  1. 1 octobre 2020 à 16 h 38 min

    Il est sur ma liste….. Merci pour ta critique enthousiaste !

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  2. 1 octobre 2020 à 16 h 45 min

    J’ai prévu de le lire ce mois-ci et tu me mets l’eau à la bouche.

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    • 6 octobre 2020 à 14 h 38 min

      Excellente lecture à toi, ravie, je guetterai ton retour 🙂

      Aimé par 1 personne

      • 6 octobre 2020 à 18 h 00 min

        Acheté – et commencé …. déjà en mode hypnose. Mais comme tu le dis, impossible de lire d’affilé des heures (trop riches, et en effet, avec des pauses, l’immensité de l’oeuvre (parfaitement traduit !) devient encore plus prégnant.

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      • 6 octobre 2020 à 20 h 01 min

        Ça me fait trop plaisir de voir que tu ressens ta lecture comme j’ai vécu la mienne. Bon voyage 😘

        J’aime

  3. 1 octobre 2020 à 19 h 59 min

    Je vais le lire. Merci Hélène pour ce partage, très belle critique 🙏

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  4. 1 octobre 2020 à 22 h 19 min

    McCann est un maître !

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  5. 2 octobre 2020 à 8 h 34 min

    Je le lirai, c’est sûr. Ton billet est parfaitement tentant !

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    • 6 octobre 2020 à 14 h 36 min

      Soulagée et ravie que mon billet soit tentant, ce ne fut pas vraiment facile de savoir par quel bout en parler 🙂 Le message subliminal était LISEZ-LE LISEZ-LE !, il a fonctionné ♥

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  6. 2 octobre 2020 à 13 h 40 min

    une de mes prochaines lectures également 🙂

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  7. 3 octobre 2020 à 14 h 57 min

    Ah ce livre il m’attire irrésistiblement ! On en parle beaucoup. Il est en course pour des prix littéraires prestigieux et puis il y a ton beau retour Hélène alors comment résister ! Excellent week-end et bises bretonnes 🙂

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    • 6 octobre 2020 à 14 h 32 min

      Merci beaucoup Frédéric ! Ce livre est vraiment à découvrir, oui, j’espère qu’il fera beaucoup parler de lui 🙂 Bises

      Aimé par 2 personnes

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