Constellations. Reflections from life, 2019. Traduit de l’anglais (Irlande) par Cécile Arnaud. Éditions La Table Ronde, coll. Quai Voltaire, 11 février 2021 ; 304 pages
♥
Mon avis (Rentrée hiver 2021, 3) :
Ce livre est beau. Beau dehors (la couverture !) et beau dedans. En écrivant ceci, j’ai eu du mal à juguler suffisamment mes émotions pour composer quelque chose d’un peu cohérent. Cette lecture m’a tellement bouleversée. M’a rendue tellement enthousiaste.
Sinéad Gleeson se raconte en treize essais et une « non-lettre » à sa fille, comme autant d’éclats de vie – sous-titre du livre. Constellations. « J’en suis venue à me représenter tout le métal que j’ai dans le corps comme des étoiles artificielles, scintillant sous la peau, une constellation de métal neuf et vieux. ». Elle se raconte par le corps. Le sien et celui de toutes les femmes en général, et des Irlandaises en particulier. Sinéad Gleeson raconte la maladie, les deuils et la souffrance, mais c’est pour mieux nous parler de vie. Elle parle du rapport au corps et à ses dysfonctionnements, de féminité et de féminisme, de violences médicales et sociétales envers les femmes. Elle parle de dépasser tout cela et de se trouver. Soi-même. Ensemble.
A treize ans, on lui a diagnostiqué une monoarthrite, une maladie qui lui a valu de multiples opérations, beaucoup de souffrance et de lourdes séquelles. Plus tard un cancer très grave. Puis des grossesses compliquées. Dès le premier chapitre, j’ai pensé à I am I am I am de Maggie O’Farrell, mais aussi à Notes à usage personnel d’Émilie Pine (la première pour le corps qui lâche, la seconde plus ancrée en Irlande avec le poids de la religion, etc.) et pourtant Sinéad Gleeson nous offre ici un livre unique, à la fois authentique, combatif, pudique et universel.
J’ai été bouleversée par certains passages où elle se livre. Mais elle convoque aussi d’autres femmes. Celles de sa famille, toutes les invisibles (dans Les femmes hantées qui nous hantent) « Quand je pense à notre histoire, ce sont ces femmes que je vois. Les invisibles, et la rage qui gronde dans l’air. La complainte collective de leur absence de choix ». Des femmes également dont le destin l’a marquée, qui l’ont guidée. Des aventurières (Le récit d’aventures), des artistes (Chaque blessure émet une lumière particulière). Particulièrement Frida Kahlo, dont elle se sent très proche, mais aussi la photographe Jo Spence et l’auteure Lucy Grealy. « Représenter un diagnostic – par l’art, les mots ou la photo – est une tentative de s’expliquer ce qui s’est passé, de déconstruire le monde et de le reconstruire à notre façon. Donner une expression à une maladie qui bouleverse notre vie fait peut-être partie de la guérison. Tout comme trouver la forme d’expression qui nous est propre. Kahlo, Grealy et Spence ont été pour moi des lumières dans le noir, pour ainsi dire des guides. Elles m’ont montré qu’il était possible de vivre une vie créative parallèle, qui éclipse la vie de patient, l’écartant du centre de la scène. […] Les blessures deviennent la source de l’inspiration, et non pas la fin de l’inspiration. ».
Dans Douze histoires d’autonomie corporelles (le titre de l’essai est pour toutes ces douze femmes : « Des voyages qui, jusqu’à récemment, signifiaient que douze femmes quittaient tous les jours l’Irlande pour pouvoir avorter »), elle raconte le très long chemin parcouru en Irlande jusqu’en 2018 où le Oui à l’avortement l’a emporté. Elle raconte le huitième amendement à la Constitution, voté en 1983, qui fait que concrètement, « le corps physique n’appartient pas pleinement à sa propriétaire si l’utérus qu’il contient est le lieu d’une grossesse imprévue ou non désirée ». A lire certains passages, franchement, les cheveux se sont dressés sur ma tête tellement j’étais choquée.
Certaines parties de Constellations sont parfois légèrement redondantes (sans doute les essais ont-ils été publiés dans un autre ordre ou à différentes époques) et quelques passages se révèlent plus froids et cliniques – et je peux parfaitement comprendre que raconter certains épisodes de sa vie nécessite de rester à distance –, mais l’ensemble est saisissant d’un bout à l’autre. Constellations est passionnant. De plus, comment dire… Sinéad Gleeson est vraiment attachante. Ce livre exsude l’intelligence, l’ouverture d’esprit et une bonté pétillante.
Constellations est un livre courageux et engagé, où Sinéad Gleeson fait de son expérience personnelle un témoignage à la portée universelle. C’est un livre qui imprègne de lumière, de force et de résilience. A découvrir, absolument, à lire, relire, offrir, faire tourner !
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Nota bene :
En lisant Deuxième mère, j’ai pleuré comme une madeleine, bouleversée. Elle y raconte sa tante Terry, atteinte d’une démence incurable. C’est tellement délicat et tendre, authentique et effroyablement triste. « […] je préférerais un nouveau cancer qu’une démence incurable. […] Mieux vaut ça que d’obliger ma famille à regarder ma personnalité, ma mémoire, tout ce que je suis sombrer – hors d’atteinte – au fond d’une mer inconnue. Ancrée dans le noir, sous le poids de toute cette eau. La mémoire percée de trous qui se dégonfle lentement. Où es-tu partie ? »
Où es-tu partie. Je me suis tellement souvent posée la question pour ma mère. Nous l’avons perdue fin 2017. Elle était atteinte d’Alzheimer. Et le 31 octobre 2014, j’écrivais ceci sur un coin de table à Brest – chez mes parents – où j’étais pour quelques jours :
Toi ma mère.
Toi ma mère
Je te vois
Un vaisseau qui prend l’eau
Inexorablement
Le barrage de tes mots cède la place aux vents
Ces questions qui me hantent
Quels paysages aujourd’hui
Peuplent ton esprit
Dans quelles contrées erre
Celle qui a fui
Des tranchées dévastées où se terre effrayée
La fillette enjouée que tu as été
Ou une plage oubliée au soleil éclatant
Dont le sable foulé est rendu impuissant
A garder de tes pas
La moindre trace de toi
Quel magnifique billet, Hélène. J’ai été émue en lisant tes mots, nul doute que ce livre doit être très poignant.
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Merci Fabienne 😀 Oui, ce livre est vraiment incroyable ! Heureuse d’avoir réussi à faire passer un peu de ce que j’ai ressenti dans mes mots 🙂
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Ta critique est très belle. Je pense que je vais déparer mais j’ai franchement eu du mal et pour tout dire, je n’ai pas aimé. Tant de noirceur… le corps peut aussi être source de petits bonheurs !
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Les goûts et les couleurs, comme on dit 😉 Et bien moi justement je ne l’ai pas trouvé sombre comme toi, bien au contraire. C’est vrai que la pauvre il lui en est arrivé un paquet. Mais justement, j’ai trouvé qu’elle arrivait à transcender toute cette souffrance, à montrer qu’il y a une vie avec et au-delà. Je n’ai pas du tout eu de gros problèmes de santé comme elle mais à mon niveau ça m’a parlé, tellement ! Une fois terminé je suis longtemps restée sur un petit nuage. Je pense que lire ce livre peut vraiment amener les gens à dépasser beaucoup de choses. C’est une vraie source d’inspiration.
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Et au fait, merci pour ma critique 😊😘
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Ton enthousiasme fait plaisir à lire, même si je ne suis pas sûre que ce livre me conviendrait…
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Je me rends compte effectivement que pour certains la lecture a été difficile, voire un peu déprimante même, et cela me surprend, car moi je n’en ai retenu que la lumière et la force que ces lignes transmettent ! J’aurais donc tendance à conseiller cette lecture à tout le monde… 🙂
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très belle chronique mais je continue à hésiter cette lecture me semble dure quand même 🙂
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Il est sur ma liste et ce magnifique billet confirme mon intuition. Merci pour cette chronique.
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Merci beaucoup ! 😊 Tu peux effectivement suivre ton intuition sans hésiter !
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