Les marins ne savent pas nager – Dominique Scali

Éditions La Peuplade, août 2022 ; 728 p.

♥

Mon avis (Rentrée automne 2022, 4) :

J’ai l’impression d’y avoir laissé un bout de mon coeur, dans cette histoire. Ys me manque. Les marins ne savent pas nager est un livre-monde. Un livre-océan dont les mots nous emportent et déferlent, où les existences se brisent et flamboient, éternelles.

Lire Les marins ne savent pas nager rend issois, à n’en pas douter. La québécoise Dominique Scali nous offre un monde si travaillé qu’il existe, qu’il devrait exister. Ys n’a pas sombré. Quelque part entre Terre-Neuve et Ouessant, dans un parfum de dix-huitième siècle, l’île résiste même farouchement à l’engloutissement et aux envahisseurs. Et pourtant, quelles marées… pour se protéger de celles d’Équinoxe, qui deux fois par an menacent l’île entière, les Issois ont bâti de hautes murailles autour de leur Cité. Mais les places y sont comptées…

Danaé Berrubé-Portanguen, dite Poussin, est une petite orpheline du rivage. Fait rare et devenu quasiment surnaturel : elle sait nager. Car à Ys, même si tout le monde se dit marin, nul aujourd’hui ne sait nager.

Et c’est parti. Danaé a neuf ans et rencontre Enoc Martel, maître d’escrime exilé aux échouements pour mieux tenter le sort de la prochaine Saine Rotation […] Elle a dix-huit ans et renfloue le bateau de Renaud Bertiz […] Elle a… Des arrêts sur image, des tranches de vie, l’histoire foisonne et se multiplie, on découvre d’autres gens, toujours plus, toujours mieux, et la vie ainsi que le passé de l’île se déploient, sous toutes leurs facettes ; on découvre, on apprend, on comprend. Le procédé éparpille certes un peu la narration, et il est frustrant parfois de perdre en route un personnage, mais j’ai adoré la richesse et la légèreté que cela apporte à l’ensemble.

« Ils avaient atteint le cap Nordant, ce bout de l’île pointant vers le pôle. Cet ultime promontoire où vivaient les plus riches des pauvres, où les gens récoltaient, disait-on, assez de superflu pour se consacrer au grand et à l’inutile. »

Les marins ne savent pas nager est un roman d’aventures, de mer et d’embruns, un roman d’amitié et d’amour, féroce et joyeux, une fresque sociale et politique.

La grande force de ce texte, son charme vivifiant, son souffle inusable, la lumière éblouissante qu’il déploie, c’est la langue employée, son écriture : une merveille d’inventivité et de morceaux de bravoure. Et l’île en elle-même, bien sûr, Ys. Plus que chacun des personnages, c’est leur totalité, c’est Ys que j’ai aimé.

« Ailleurs, on disait de nous que nous étions fous et on dit maintenant que nous sommes chauvins. Nous préférons dire que nous sommes issois. Est « issois » ce qui est obstiné, audacieux et revanchard. Est « issois » ce qui fait bomber le torse. Le pêcheur qui rapporte plus de quintaux de morues que les autres ou le commandant qui va toujours au bout de ses menaces est considéré comme un « vrai Issois ». Un orateur éloquent se fait complimenter : « V’là qui parle issois. » Quand le temps est clément, avec juste assez de vent pour l’appareillage, on dit « Le ciel se fait issois ». On ne perdra pas de temps à dire d’une chose qu’elle est digne, brave ou agréable quand on peut dire qu’elle est « issoise ». Certains se risquent même à utiliser les vocables « issoisement » et « issoiseté », mais nous les jugeons de mauvais goût. »

Ah, je tenais néanmoins à signaler quelque part que la fin ma déçue, m’a semblé bien quelconque et fade, en regard de l’ensemble. Qu’importe, je ne me souviendrai que du reste ! Le coup de coeur est mémorable. Il est issois.