Dernier bateau pour Tanger – Kevin Barry

Night boat to Tangier, 2019. Traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau. Éditions Buchet/Chatel, octobre 2020 ; 272 p.

★★★★★★★★

Mon avis (Rentrée automne 2020, 7) :

« Une lune blanche et froide dit grand bien de l’hiver qui approche. Ce soir, la mer est irritable. Elle cancane une écume pleine de rumeurs. »

Dernier bateau pour Tanger s’ouvre sur deux hommes aux mines patibulaires mais presque. Tous deux dans la cinquantaine, ils attendent, assis sur un banc près du bureau d’information du terminal des ferries du port d’Algésiras, au sud de l’Espagne. Maurice Hearne et Charlie Redmond, deux anciens dealers irlandais cabossés. On est en octobre 2018.

L’inspiration est clairement – ô joie – becketienne, mais ce n’est pas Godot qu’attendent les deux lascars. C’est Dilly, la fille de Maurice. « Dilly Hearne ? / Dill ou Dilly ? / Elle est petite. / Elle est jolie. ». Dilly a vingt-trois ans et cela fait maintenant trois ans qu’ils n’ont aucune nouvelle. Sauf que sans doute ce soir, elle devrait transiter par ici. « On nous a dit qu’elle allait vers Tanger. / Ou peut-être qu’elle revenait de Tanger. / Le 23 de ce mois. Dans quel putain de sens ? / Mais tout ça, c’est pour le 23. »

Le cadre est posé. Les deux compères semblent souvent au bout du rouleau. Ils interrogent des passants, des punks à chiens en transit. Numéro de duettistes entre intimidations et gouaille effrénée, le burlesque n’étant jamais loin d’un humour grinçant et noir à l’irlandaise.

« C’est un dilemme terriblement irlandais – une famille brisée, l’amour perdu, et toute la mélancolie qui va avec -, auquel on propose une solution à l’irlandaise : et merde, on va boire un coup. »

Tout ceci pour mieux nous faire plonger dans les souvenirs des deux hommes. Allers-retours dans les souvenirs. On va découvrir par petites touches ou grands mouvements de balayage, au fur et à mesure de l’histoire, ce qu’il en a été de leurs vies de crimes et d’excès, à ces amis d’enfance. Alcool, drogues et errances, ces dealers et junkies ont brassé des fortunes, tant gagnées que perdues. Maurice et Charlie, qui ont aimé la même femme, et adoré la même gamine. On découvrira pourquoi Dilly est partie.

Avec ce Dernier bateau pour Tanger, on pense vraiment à Beckett, dans le soin ludique et constant que Kevin Barry apporte au rythme de son texte, aux répétitions, aux silences. Beaucoup de passages à la ligne en cours de phrase, beaucoup de passages de lignes en cours d’histoire. On pense plus particulièrement à En attendant Godot, bien sûr, mais aussi à Fin de partie (Dill, Moss, l’oeil mort, la jambe fichue).

Tout cela se trouve ici mélangé à du polar qui tourne au thriller, verbeux comme une conversation de comptoir, brutement poétique telle une ballade irlandaise aspirant à croquer du Tarantino. L’écriture de Barry est puissante et multiforme. Le chapitre 8 qui se passe au bar clandestin le Judas Iscariote me revient particulièrement en mémoire, tellement affûté, avec la tension qui monte par degrés, des personnages incarnés et une chute en apothéose. Ce chapitre est carrément splendide. Et ce n’est pas le seul.

« Ils savent ce qu’ils avaient naguère, / et ce qu’ils ont perdu. »

Je ne sais trop où niche exactement la prouesse de Kevin Barry, si c’est dans le rythme ou les silences de ce texte, dans sa construction habile, dans son humour noir ou la beauté brute de certains passages, mais en nous faisant plonger dans la psyché de ces hommes sinistres et peu recommandables, ce qui reste au final du Dernier bateau pour Tanger, c’est la tendresse et le liant de l’amitié, la force et le poids de l’amour.

Décidément, je suis fan de la plume de cet auteur irlandais. On peut, c’est sûr, ne pas accrocher à ses romans étranges, aux confins des genres et des styles, mais son talent est indéniable. Il sort à chaque fois des sentiers battus et ne s’écoute pas écrire. Il a carrément du génie. Vivement son prochain livre !

« Attention aux mots, surtout. Attention aux belles phrases sorties de nulle part – elles ont peut-être des projets pour toi. Surveille les propositions élégamment tournées, les chapelets de mots semblables à des joyaux. Surveille les mots trop mûrs : ils sont peut-être sur le point d’éclater. »

Les autres romans de Kevin Barry chroniqués sur le blog : Bohane, sombre cité et L’oeuf de Lennon.

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