N’importe où sauf ici – Rob Doyle

Threshold, 2020. Traduit de l’anglais (Irlande) par Alice Zeniter. Éditions Au diable Vauvert, 20 janvier 2022 ; 422 p.

Mon avis (Rentrée hiver 2022, 1) :

« Avant que je parvienne à écrire avec la compétence requise pour avoir des lecteurs, la vie était une torture, en partie parce que je ne savais pas quoi faire de ce que je vivais : ce n’était pas suffisant de se contenter d’être. Je devenais fou quand je pensais que la vie aurait tout aussi bien pu ne pas avoir lieu, que l’existence ne laisse pas de trace. Maintenant, j’écris sur mon existence et, d’une certaine manière, j’existe pour pouvoir l’écrire, pour que l’écriture réfracte la façon dont je vis. »

Arrivée au milieu de ma lecture, je pensais commencer mon billet ainsi : Dans N’importe où sauf ici, Rob Doyle se raconte. Reprendre ma lecture chaque jour a été comme retrouver un ami pour qu’il me parle de lui. Intérêt en éveil, hâte et anticipation joyeuse. Le genre d’ami pas toujours fréquentable – celui qui finit par vomir partout en soirée –, mais dont l’esprit affûté, l’humour et l’auto-dérision le rendent tellement attachant, comme une évidence. Passionnant dans ses réflexions et son parcours, Rob Doyle est un anti-héros splendide en quête perpétuelle. Un intellectuel vagabond dont on ne sait trop s’il génère sa propre lumière, ou si les ténèbres n’en finissent pas de lui en taper cinq.

Au milieu du livre, j’en étais donc là. J’avais aussi jeté pêle-mêle quelques notes : il parle de voyages, de drogue, d’écriture, de chercher les limites, de soi et de la conscience, de bouddhisme et de masturbation. Il raconte ses trips et ses errements, sans fard, avec une sacrée dose d’auto-dérision. Très irlandais – et l’humour ! -, même s’il a toujours fui l’Irlande pour pouvoir écrire. Un écrivain-né. Il a vécu à Paris, à Londres, à Bogota, en Sicile, en Croatie, en Californie, à Berlin et j’en oublie – mais quel âge a-t-il, en fait ? Quand je l’ai vu au Centre culturel irlandais début 2017, il semblait avoir 25 ans, haha. Rob Doyle raconte ses excès, ses explorations métaphysiques et philosophiques, ses questionnements sur le vieillissement. C’est précis, structuré, souvent passionnant. Il raconte les champis qu’il récolte à Phoenix Park à Dublin et ses passions littéraires – Nietzsche, Cioran, Georges Bataille, Bolano (je ne trouve pas le n avec un tildé) – et artistiques – l’art contemporain et la techno.

Mais en refermant ce livre, ma lecture terminée, quand je me suis retrouvée à me demander si les arbres n’étaient pas finalement des périscopes pour que ceux d’autres dimensions nous envoient de l’oxygène ou de l’énergie… J’ai réalisé que les quelques lignes posées dans mon carnet il y a deux jours ne suffiraient pas pour en parler.

N’importe où sauf ici est une sorte de livre global. Drôle, profond, lumineux, étonnant, dépaysant, philosophique, déstabilisant. C’est un mélange de tranches de vie et de méditations, de souvenirs et de réflexions, d’arrêts sur image et d’immersions, de gens. Sa retraite d’un mois dans un monastère bouddhiste avec un ami, sa semaine passée au festival Documenta à Cassel en Allemagne, ses déboires amoureux, le rituel de l’ayahuasca au Pérou, une visite du Paris du Nadja de Breton sous acide avec son amie Kelly, le visionnage du film Enter the void de Gaspard Noé avec son amie Zoé…

Un assemblage hétéroclite de prime abord, mais qui se révèle finalement construit dans une progression puissante, chapitre après chapitre. Comme si en ouvrant ce livre nous avions le nez collé sur la tapisserie, mais qu’à mesure Rob Doyle nous tirait par le col en arrière, nous permettant une vision ample et plus nette du motif. Jusqu’à un seuil. On entre, on sort, on observe, on s’envole ? Il y a onze chapitres, qui commencent tous par deux ou trois pages en italique, au style épistolaire – des courriers qu’il échange peut-être avec une femme, une amie, écrivaine comme lui – ou bien alors avec lui-même, qui sait ?

En voici un passage : « Le livre devient autre chose que ce que j’imaginais. J’ai changé en l’écrivant – le processus d’écriture m’a fait changer. Je ne crois plus en ce à quoi je croyais quand je l’ai commencé et je me suis mis à croire à ce en quoi je ne croyais pas. Je t’ai dit, n’est-ce pas, que mon intention de départ était d’écrire un livre qui, à travers un mélange de souvenirs, de rêves, d’apprentissage et d’invention, soit une célébration de l’ailleurs, de la vie menée n’importe où sauf à l’endroit qui nous a vu naître par hasard, le seul genre de vie que je n’ai jamais pu imaginer. Mais c’est aussi un journal des changements qui se sont produits, se produisent, vont se produire – les lignes temporelles sont emmêlées, comme si le temps se repliait sur lui-même – entre le moment où j’ai écrit le premier mot et celui où je poserai le point final et que tout redeviendra possible. »

Son écriture est fraîche et vive, lumineuse et habitée, plutôt carrée, comment dire, présente, pas empruntée. C’est Alice Zeniter à la traduction et c’est absolument parfait (sa note en fin d’ouvrage : « Merci à Alice Zeniter qui a défendu mes textes avant que j’en publie un seul. » [Pense-bête à moi-même : découvrir urgemment les livres d’Alice Zeniter – je ne l’ai encore jamais lue]

Dans la quête de Rob Doyle, au début il y a eu la drogue et les idées. Mais même si ce n’est pas le chemin le plus court ni le moins périlleux, il apparait dans la progression de son récit que ce sont bien les mots, les mots et l’amour, l’amitié, la connexion entre les êtres, qui détiennent la clef.

N’importe où sauf ici a été un coup de cœur que je ne peux que vous conseiller de découvrir – accrochez-vous par moments, bien sûr. Vous rirez autant que vous serez bousculés. J’en suis sortie enrichie et impressionnée.

Gratitude aux éditions Au diable Vauvert pour nous avoir permis d’enfin découvrir Rob Doyle en français !

  11 comments for “N’importe où sauf ici – Rob Doyle

  1. 7 février 2022 à 4 h 11 min

    Comment ne pas être conquise? Tant de foisonnements… Et quel billet tentateur. Je ne peux que le noter. Mieux: le commander de ce pas.

    Merci pour la découverte. Et merci aussi pour le mot tildé, dont je saurais dorénavant faire usage!

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  2. 7 février 2022 à 8 h 59 min

    Ton enthousiasme fait plaisir à lire, même si je ne suis pas sûre que ce soit pour moi…

    J’aime

  3. 7 février 2022 à 11 h 59 min

    Il y en a tellement que l’on note qu’il faut à un moment ou l’autre se restreindre, être raisonnable alors je ne pense pas le lire mais tout enthousiasme me laisse penser que je vais peut être le regretter….. 🙂 Je te recommande l’Art de perdre d’Alice Zeniter 🙂

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    • 15 février 2022 à 15 h 52 min

      Je note L’art de perdre, merci ! Oui c’est vrai qu’il faut faire des choix et j’avoue qu’à cette rentrée je note moi aussi des références pour lesquelles je sais déjà que j’attendrai. J’en ai un peu assez des achats compulsifs qui me restent sur les bras finalement ! Qui sait, ce livre croisera peut-être ta route plus vite que tu ne le crois 🙂

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  4. 7 février 2022 à 12 h 54 min

    En effet, cette miss Zeniter vaut le détour. …. Je ne savais pas qu’elle fait (aussi) des traductions !

    Aimé par 1 personne

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